Albert Camus  Max Weber
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 Le mythe de sisyphe
   Il n'y a qu'un problème philosophique vraiment sérieux : c'est le suicide. Juger que la vie vaut ou ne vaut pas d'être vécue, c'est répondre à la question fondamentale de la philosophie...
   Si je demande à quoi juger que telle question est plus pressante que telle autre, je réponds que c'est aux actions qu'elle engage...Galilée, qui tenait une vérité scientifique d'importance, l'abjura le plus aisément du monde dès qu'elle mit sa vie en péril. Dans un certain sens, il fit bien. Cette vérité ne valait pas le bûcher... En revanche, je vois que beaucoup de gens meurent parce qu'ils estiment que la vie ne vaut pas la peine d'être vécue...Je juge donc que le sens de la vie est la plus pressante des questions. comment y répondre ?...
   On n'a jamais traité du suicide que comme d'un phénomène social. Au contraire, il est question ici, pour commencer, du rapport entre la pensée individuelle et le suicide. Un geste comme celui-ci se prépare dans le silence du coeur au même titre qu'une grande oeuvre. L'homme lui-même l'ignore. Un soir, il tire ou il plonge...Le ver se trouve au coeur de l'homme. C'est là qu'il faut le chercher...
   Il y a beaucoupe de causes à un suicide et d'une façon générale, les plus apparentes n'ont pas été les plus efficaces. On se suicide rarement (l'hypothèse cependant n'est pas exclue) par réflexion. Ce qui déclenche la crise est presque toujours incontrôlable...il faudrait savoir si le jour même un ami du désespéré ne lui a pas parlé sur un ton indifférent. Celui-là est le coupable...
   Mais, s'il est difficile de fixer l'instant précis, la démarche subtile où l'esprit a parié pour la mort, il est plus aisé de tirer du geste lui-même les conséquences qu'il suppose. Se tuer, dans un sens... c'est avouer qu'on est dépassé par la vie ou qu'on ne la comprend pas... c'est avouer que cela "ne vaut pas la peine". Vivre, naturellement, n'est jamais facile. On continue à faire les gestes que l'existence commande, pour beaucoup de raisons dont la première est l'habitude. Mourir volontairement suppose qu'on a reconnu, même instinctivement, le caractère dérisoire de cette habitude...
   Quel est donc cet incalculable sentiment qui prive l'esprit du sommeil nécessaire à sa vie? Un monde qu'on peut expliquer même avec de mauvaises raisons est un monde familier. Mais au contraire, dans un univers soudain privé d'illusions et de lumières, l'homme se sent un étranger... Ce divorce entre l'homme et sa vie, l'acteur et son décor, c'est proprement le sentiment de l'absurdité. Tous les hommes sains ayant songé à leur propre suicide, on pourra reconnaître, sans plus d'explication, qu'il y a un lien direct entre ce sentiment et l'aspiration vers le néant.
   Le sujet de cet essai est précisément ce rapport entre l'absurde et le suicide, la mesure exacte dans laquelle le suicide est une solution à l'absurde. On peut poser en principe que pour un homme qui ne triche pas, ce qu'il croit vrai doit régler son action...
   Posé en termes clairs, ce problème peut paraître à la fois simple et insoluble..; Mais il faut faire la part de ceux qui, sans conclure, interrogent toujours ;.. Au contraire, ceux qui se suicident, il arrive souvent qu'ils étaient assués du sens de la vie. Ces contradictions sont constantes...C'est un lieu commun de comparer les théories philosophiques et la conduite de ceux qui les professent.
   ...Faut-il donc croire qu'il n'y a aucun rapport entre l'opinion qu'on peut avoir sur la vie et le geste qu'on fait pour la quitter? N'exgérons rien dans ce sens. Dans l'attachement d'un homme à sa vie, il y a quelque chose de plus fort que toutes les misères du monde. Le jugement du corps vaut bien celui de l'esprit et le corps recule devant l'anéantissement.. Enfin, l'essantiel de cette contradiction réside dans ce que j'appellerai l'esquive...L'esquive mortelle qui fait le troisème thème de cet essai, c'est l'espoir. Espoir d'une autre vie qu'il faut "mériter", ou tricherie de ceux qui vivent non pour la vie elle-même, mais pour quelque grande idée qui la dépasse, la sublime, lui donne un sens et la trahit.
   Tout contribue à brouiller les cartes. Ce n'est pas en vain qu'on a jusqu'ici joué sur les mots et feint de croire que refuser un sens à la vie conduit forcément à déclarer qu'elle ne vaut pas la peine d'être vécue..; On se tue parce que la vie ne vaut pas la peine d'être vécue, voilà une vérité sans doute...Mais est-ce que cette insulte à l'existence, ce démenti où on la plonge vient de ce qu'elle n'a point de sens? Est-ce que son absurdité exige qu'on lui échappe, par l'espoir ou le suicide?... L'absurde commande-t-il la mort.. La réflexion sur le suicide me donne alors l'occasion de poser le seul problème qui m'intéresse : y a-t-il une logique jusqu'à la mort ?
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Le savant et le politique
   Ce n'est pas la floraison de l'été qui nous attend, mais tout d'abord une nuit polaire, d'une obscurité et d'une dureté glaciales, quel que soit le groupe qui l'emporte extérieurement aujourd'hui. Car là où il n'y a rien, non seulement l'empreur perd ses droits, mais le prolétaire également. Quand cette nuit pâlira lentement, qui donc vivra encore parmi ceux dont le printemps a fleuri aujourdh'ui de façon apparemment si luxuriante ? Et que sera-t-il advenu intérieurement de vous tous ? L'amertume ou la médiocrité, la simple acceptation apathique du monde et de sa profession, ou encore, troisième possibilité qui n'est pas la plus rare : la fuite mystique hors du monde pour ceux qui en ont le don, ou bien - c'est fréquent et malsain - qui s'imposent ces tourments parce que c'est la mode ? Dans tous ces cas, j'en tirerai la conséquence : ils n'ont pas été à la hauteur de leur propre action, ils n'ont même pas été à la hauteur du monde tel qu'il est réellement, et de son quotidien. La vocation pour la politique, qu'ils s'imaginaient avoir en eux, ils ne l'ont pas eue objectivement et effectivement au sens le plus intime. Ils auraient mieux fait de veiller simplement à la fraternité des relations d'homme à homme et, pour le reste, de s'occuper de façon purement objective de leur travail quotidien;
  La politique consiste à creuser avec force et lenteur des planches dures, elle exige à la fois la passion et le coup d'oeil. Il est tout à fait exact, et toute l'expérience historique le confirme, que l'on aurait jamais atteint le possible si l'on n'avait toujours et sans cesse dans le monde visé l'impossible. Mais, pour pouvoir le faire, il faut être un chef, et non seulement un chef, mais aussi un héros, dans un sens très ordinaire du terme. Et même ceux qui ne sont ni l'un ni l'autre doivent s'armerde ce courage qui permet de supporter même l'échec de toutes les espérances, dès maintenant, faute de quoi ils ne seront pas en état de réaliser ne serait-ce que ce qui est aujourd'hui possible. Seul celui qui est certain de ne pas s'effondrer si le monde, considéré de son point de vue, est trop stupide ou trop vulgaire pour ce qu'il veut lui offrir, celui qui est capable de dire, face à tout cela : " quand même ! ", seul un tel homme a la "vocation" de la politique.
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Résister, c'est créer
  Qui n'a jamais remarqué comment débarquent, quelques jours après le début d'un mouvement, les militants d'organisations politiques? Un alternatif italien des centres sociaux, à Rome, les as surnommés les "gens avec un journal sous le bras", parce que "c'est comme cela qu'ils arrivent généralement. Ce n'est jamais gratuit, jamais seulement pour être avec nous ou même essayer de voir ce qu'on fait. Eux savent d'avance à quoi ça rime, ils te disent ce qu'ils faut en faire et ce qu'il faut en penser". Ils sont d'accord avec tout, ces gens avec un journal sous le bras. D'accord avec les sans papiers. D'accord avec les occupations de logements. D'accord contre la mondialisation.
Ils sont bien là, mais en réalité, leur présence est pure absence. Pour eux, l'intelligence, la logique n'appartiennent pas à la situation elle même et aux gens qui l'habitent, mais à une inscription dans une visée plus vaste, purement abstraite. Cette totalité future et hypothétique devrait avoir plus d'importance que ce qui existe, ici et maintenant. Pour eux, la chose politique serait ainsi une puissance surplombant la vie, d'où, comme d'un belvédère, on pourrait lui observer ce qui se passe et lui impulser en permanence un sens.
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 Q : Ne faut-il pas [...] se demander si le modèle du dialogue est celui qui convient aux échanges interculturels ? N'est-ce pas toujours dans nos propres termes que nous faisons serment de servir la solidarité entre les cultures ?

R : Le soupçon d'eurocentrisme que les philosophes de la déconstruction agitent en permanence soulève en contrepartie une autre question : pourquoi faudrait t-il renoncer, lorsqu'on sort des frontières de sa propre culture, de sa propre forme de vie et de sa propre tradition, au modèle herméneutique de la compréhension issu de l'expérience quotidienne de la conversation, et qui a été, depuis Humbold, développé d'un point de vue méthodologique à partir de la pratique d'interprétation des textes ? Dans tous les cas,, interpréter c'est nécessairement établir une passerelle franchissant l'"cart entre deux pré)compréhension herméneutiques existant de part et d'autre de la passerelle - indépendamment des distances culturelles et spatiales; des différences sémantiques, qui existent bien sûr et qui sont plus ou moins grandes. Toute interprétation est in nuce une traduction. Il n'est même pas nécessaire de revenir à Davidson pour bien voir qu'il est absolument impensable que l'idée même d'un schème conceptuel, qui constitue un monde parmi d'autres, soit entièrement dépourvue de contradictions. On peut également recourir à des arguments gadamériens pour montrer que l'idée d'un univers de significations, refermé sur lui-même et incommensurable avec les autres univers de significations, est un concept incohérent.