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Voici une nouvelle de Wallace West,
datant de 1935, trouvé dans : les meilleurs récits
de 'ASTOUNDING stories', présentés par Jacques
Sadoul, éditions J'ai lu.
LE
DICTATEUR FANTOME 3
Le nom de Wallace West est ignoré des amateurs français,
et pourtant il s'agit d'un écrivain américain de
S-F. fort connu outre-Atlantique et dont la carrière s'étendit
sur plus de quarante ans.
Au cours d'une correspondance que j'ai [moi J.Sadoul] entretenue
avec lui, il m'a écrit être né les 22 et
23 mai (sic) 1900 dans le Kentucky. Après des études
de droit à la Faculte d'Indianapolis, il quitta le barreau
pour le journalisme. Au début des années 30 il
devint chargé des relations publiques à la Compagnie
Paramount. C'est à cette époque qu'il travailla
avec Max Fleicher le créateur de Betty Boop et de Popeye.
Après-guerre il travailla dans des compagnies de radio
et de télévision, jusqu a sa retraite prise en
1969 aux Bahamas. Il a écrit vingt et un livres, soixante
nouvelles, le scénario d'un film et plusieurs pièces
radiophoniques.
Son plus célèbre récit de science-fiction
est 'The last man' publié en 1928 dans Amazing Stories
et qui paraîtra dans l'anthologie que je consacrerai prochainement
à ce magazine. Le thème du Dictateur fantôme
a gardé toute son actualité à notre époque
: il s'agit du viol de la conscience des masses par des moyens
audio-visuels. A l'époque, West travaillait pour Max Fleicher,
et celui-ci lui demanda d'organiser une séance de projection
privée pour les principaux représentants de la
presse écrite et parlée. Fleicher comptait leur
montrer un dessin anime, d'origine allemande, qui possédait
un pouvoir hypnotique. Deux jours avant la séance prévue,
Wallace West reçut l'ordre de tout annuler. Max Fleicher
resta mystérieux sur ses raisons, indiquant seulement
que la technique utilisée dans le film avait des effets
trop horribles et qu'il valait mieux le faire disparaître.C'est
ce fait réel qui est à l'origine du présent
récit.
De
retour à New York après six semaines de vacances
au Canada, je découvris qu'une nouvelle coqueluche avait
envahi les Etats-Unis.
- As-tu
vu le dernier film de Willy Pan ?
- Impayable,
ce Willy Pan !
- Ouais.
Tu te souviens de ce que dit Willy Pan quand il rencontre le
boeuf musqué ?
-
Willy Pan dit...
Tels
étaient les incompréhensibles bribes de conversation
qui me parvinrent à la gare Grand Central, dans
le métro et jusque dans le hall de mon immeuble.
-
...
moi, je trouve que le meilleur moment, c'est
quand Willy Pan va à Washington et explique au président
comment gouverner le pays, racontait Mlle Hawkins à un
malade le lendemain matin quand j'entrai dans mon bureau. Vous
savez, c'était plein de bon sens ce qu'il disait...
- Mais
qu'est-ce que c'est que ce Willy Pan à la
fin ? m'écriai-je excédé. Je n'ai jamais
entendu autant d'inepties depuis le temps où "Marabout-
bout-de- ficelle " et " Tu parles Charles " tenaient
lieu de conversation.
- Voyons,
docteur Brown, s'écria l'infirmière en ouvrant
tout grand ses yeux bleus, vous voulez dire que vous ne connaissez
pas le nouveau dessin animé ? Mais c'est mieux que Les
trois petits cochons. Willy Pan en est le héros. Il est
impayable. Vous devriez le voir quand il rencontre le boeuf musqué.
- Oui,
oui, dis-je à bout de patience. (Je voyais qu'elle pourrait
continuer longtemps ainsi ) II y a un malade qui m'attend, et
il faut que je me mette au travail...
- Il
faut absolument que vous voyiez Willy Pan aussitôt que
possible. (Mlle Hawkins battit des paupière d'un air aguichant
et poursuivit :) Son nouveau film sort ce soir au cinéma
près d'ici. Nous pourrions peut-être aller ensemble
?
- Nous
? balbutiai-je, stupéfait par les avances de cette jeune
fille qui jusqu'alors avait été l'efficacité
et la réserve même. Eh bien... euh... nous en reparlerons
plus tard.
Je battis en retraite dans le cabinet de consultation. Même
là je n'étais pas à l'abri. Au lieu de se
complaire dans la description de ses symptômes, mon malade
voulait absolument me raconter l'histoire de Willy Pan et du
boeuf musqué. Je ne compris rien à l'histoire,
mais il éclata de rire à la fin et parut très
vexé, presque offensé que je n'en fasse pas autant.
Cet homme avait d'ailleurs dans le regard quelque chose qui m'intriguait.
Ses yeux étaient légèrement fixes et vitreux.
Poussé par une intuition, je testai ses réflexes.
Il n'en avait pas ! Pourtant, cela mis à part, il paraissait
normal, en dehors d'une nervosité et d'une excitation
excessives. Ce nouvel élément m'intrigua à
un tel point que j'en oubliai Willy Pan et que je prescrivis
un remontant, du repos, du silence, etc. Finalement, je me débarrassai
de lui en promettant d'aller voir le dessin animé aussitôt
que possible.
J'eus une journée chargée, car tous mes patients
semblaient avoir contracté une sorte de maladie nerveuse.
Ils n'arrêtaient pas de défiler dans mon cabinet,
mais je n'aurais pu faire un diagnostic, même pour sauver
mon âme.
Le psychiatre résout ses problèmes en scrutant
l'esprit de ses malades, mais ce jour-là, je n'y parvenais
pas. Quelque chose bloquait le libre cours de mes réflexions
et ce quelque chose, j'en acquis la conviction au fil des heures,
n'était autre que l'ombre de Willy Pan ! La situation
dépassait mon entendement et à la fin de la journée,
tandis que je mettais mon chapeau et m'apprêtais à
rentrer, je présentais moi-même un cas extrême
de
trernblement.
Mais j'avais compté sans Mlle Hawkins.
-Oh!
docteur Brown, gloussa-t-elle, quand je traversai son bureau,
j'espère que vous n'avez pas oublié votre promesse
de m'emmener voir Willy Pan.
Bon sang ! Avait-elle en fin de compte développé
un complexe de vieille fille ? Puis, tandis que je scrutais ses
grands yeux bleus, je compris que ce diagnostic-là était
faux également. Mlle Hawkins n'essayait pas de me faire
du charme. Tout simplement, elle voulait absolument que je voie
Willy Pan, même s'il fallait pourcela me traîner
jusqu'au cinéma. Elle semblait obéir à une
contrainte intérieure.
- Voyons, bien sûr que je n'ai pas oublié, répondis-
je, décidant d'aller au fond des choses une fois pour
toutes. Voulez-vous dîner avant d'y aller ?
- Oh
non ! Il faut que nous allions à la première
séance, dit-elle en prenant vivement son manteau. Je meurs
d'impatience.
A notre arrivée au cinéma, la rue était
noire de
monde et les gens se battaient pour atteindre le guichet. Des
cordons de police maintenaient la foule. Tant bien que mal, nous
parvînmes à entrer dans le hall. Après une
bonne heure d'attente nous obtenions des places au dernier rang
du balcon.
Un film d'aventure se déroulait sur l'écran, mais
personne n'y prêtait la moindre attention. Au contraire,
un bourdonnement de conversation emplissait la salle obscure.
Chacun parlait à son voisin comme à un vieil ami.
Le film se termina sur l'inévitable cliché sentimental.
Aussitôt, un silence de mort s'abattit sur le public et
le titre s'inscrivit sur l'écran :
AMERICAN STUDIOS
INC.
Présentent
WILLY PAN
dans
LE MAGICIEN
Copyright 1980
- Maintenant vous allez le voir,
chuchota Mlle Hawkins,
tandis qu'une phrase de la sonate Au Clair de Lune résonnait
dans la salle.
Quand je vis réellement l'objet de toute cette fièvre,
je ressentis un choc. Je savais bien que Willy Pan n'était
que la création d'un maître dessinateur mais le
résultat était si vivant que c'en était
presque inquiétant.
Willy, lui-même, était assez étrange avec
ses pattes fourchues de bouc, ses oreilles pointues, son sourire
séduisant et émouvant. Je ne sais trop pourquoi
il faisait penser à Charlot. Peut-être était-ce
ce don d'émouvoir qui l'avait rendu si cher à notre
nation écrasée par l'interminable dépression
économique.
Ce qui m'intriguait le plus, cependant, était le décor
dans lequel se déplaçait l'animal. Non seulement
le film avait des couleurs très naturelles, mais par le
moyen d'un nouveau procédé cinématographique,
il donnait vraiment 1'impression d'être en trois dimensions.
Quand Willy venait vers nous d'un plan lointain, il paraissait
enjamber 1'écran pour entrer dans le même monde
que son public.
- Je
vous l'avais dit, il existe vraiment, s'écria ma
compagne et
j'étais presque persuadé qu'elle avait raison.
Ce satyre engageant portait un habit dépenaillé
un, feutre mou et il tenait à la main une baguette magique
dont le bout etincelait de mille couleurs tournoyantes. II jouait
le rôle d'un magicien qui accompagnait un miteux spectacle
pseudo-médical. Les quelques premières minutes
du film, dans la meilleure tradition de Mickey étaient
fort amusantes. Le public hurlait de rire en voyant Willy résoudre
les problèmes mondiaux et se dépêtrer
de situations ridicules ou menaçantes d'un simple coup
de sa baguette magique. Ce fut cette baguette précisément,
qui me donna - juste à temps - la clef du mystère.
Inconsciemment, mes yeux s'étaient fixés sur les
étincelles de lumière qui jaillissaient à
son extrémité et ceci provoquait en moi une agréable
léthargie qui semblait m'attirer vers l'univers étrange
de Willy.
Une autre partie de mon esprit, cependant, se démenait
pour trouver l'explication d'un problème que je n'arrivais
pas à saisir - ainsi que cela se passe quand on tombe
de fatigue ou de sommeil. Où avais-je déjà
vu une telle lumière ? Des projecteurs ? Des décharges
électriques ? Des reflets la nuit sur une route humide
?
La réponse me tomba dessus avec une telle violence
que je fus tiré brutalement de mes rêveries comme
sous l'effet d'une douche glacée. Cela s'était
passé à Vienne, il y a fort longtemps, lors d'un
congrès de psychiatrie. Un des délégués
s'était précisément servi d'une de ces baguettes
pour démontrer qu'il était possible d'hypnotiser
les foules ! Il n'avait pas convaincu les incrédules,
mais justement, ici, autour de moi, le public n'était
pas fait d'incrédules !
Je m'agrippai au bras de mon fauteuil, cherchant à
retrouver ma respiration. Quelque chose de mauvais
se passait ici. Il ne fallait pas, je ne devais pas succomber
!
Au prix d'un immense effort, j'arrachai mon regard de l'écran
et observai la salle. Tous les spectateurs regardaient fixement
droit devant eux, comme d'innombrables statues de cire. Je tendis
l'oreille. A part la voix qui venait de l'écran, il n'y
avait pas un son. Pour la première fois de ma vie, je
me trouvais dans un cinéma où pas une seule personne
ne toussait !
Je me penchai vers Mlle Hawkins et lui pinçai le bras.
Bien que cela ait dû lui faire mal, elle n'eut pas de réaction.
Pas un frisson ne parcourut son corps tendu. Elle dormait...
les yeux ouverts.
Les mâchoires crispées, je me tournai de nouveau
vers l'écran. Willy Pan avait disparu. Il était
remplacé par des ombres mouvantes et multicolores qui
tournoyaient en d'étranges volutes, comme celles qui se
forment sous les paupières juste avant que l'on ne sombre
dans le sommeil.
Mais la voix somnolente de Willy emplissait toujours la salle.
- Mes
amis, murmurait-elle, vous êtes endormis, mais vous entendez
quand même ma voix. Vous êtes écrasés
par la grande dépression. Beaucoup d'entre vous n'ont
pas de travail, certains ont faim, d'autres ont mendié
quelques sous pour pouvoir payer leur place ce soir. Willy changera
tout cela. Willy va créer des emplois et tout le monde
gagnera beaucoup d'argent. Willy punira les riches et récompensera
les pauvres en partageant les richesses du pays. Willy peut offrir
un revenu de cinq mille dollars par an pour chaque homme, femme
et enfant des Etats-Unis.
Tandis que la voix monotone poursuivait son discours, je compris
l'incroyable machination. Quelqu'un, Dieu sait où, avait
finalement perfectionné le système pour hypnotiser
les gens en masse. Quelqu'un avait redécouvert le secret
des fakirs hindous. Quelqu'un possédait une force qui
pourrait le rendre maître du monde.
La voix s'imposait d'une façon si rassurante qu'un instant
je fus tenté de croire qu'un tel pouvoir s'exercerait
peut-être pour le bien de l'humanité. Je succombai
presque sous le charme. Puis je me raisonnai : était-il
concevable que quelqu'un, ayant la capacité de contrôler
la volonté de millions de personnes, se serve d'une telle
puissance pour le bien d'autrui, plutôt que pour le sien
?
-
Dans quelques jours, poursuivait la voix, l'ordre nouveau sera
instauré. Le paradis sur terre est proche. Mais il faudra
m'obéir. Je ne travaille que pour votre bien. S'il y a
un homme, une femme ou un enfant en Amérique qui n'a pas
vu mes films, faites-vous un devoir de l'amener à la prochaine
séance. Et si quelqu'un dit du mal de Willy Pan, dénoncez-le.
Il est votre ennemi tout comme le mien. Maintenant mes amis,
bonsoir et à la semaine prochaine.
Tandis que les derniers accords de la sonate Au Clair de Lune
s'échappaient des haut-parleurs, le public se détendit
et soupira comme une armée que l'on éveille. Puis
il y eut un tonnerre d'applaudissements accompagné de
bravos et de cris d'approbation.
-N'est-ce
pas qu'il est formidable ? demanda
Mlle Hawkins tandis
que nous avancions avec la foule vers la sortie.
-Il était merveilleux, dis-je d'une voix légèrement
angoissée. Mais qu'arrive-t-il après la scène
où il jette un
sort sur la couronne pour qu'elle passe de la tête du roi
à la sienne ? Je crains de m'être assoupi un instant.
- Mais
voyons, c'était la fin du film, dit-elle en riant.
La musique finale a commencé juste après.
- Bien sûr, bien sûr. Eh bien, je suis heureux
de
n'avoir rien manqué.
Sa réponse confirma mes soupçons. Le public n'avait
pas consciemment enregistré un seul mot du discours final
de Willy, mais dans son inconscient, les paroles poursuivaient
leur effet mortel.
J'eus la confirmation de cette hypothèse le lendemain
matin quand les manchettes des journaux proclamèrent que
le gouvernement avait entamé une campagne pour mettre
fin à la dépression en prenant les mesures qui
s'imposaient pour que les Etats-Unis se suffisent à eux-mêmes.
Les premières mesures concrètes devaient être
la nationalisation de toutes les mines de charbon, des réseaux
de chemin de fer et des autres services publics ; l'instauration
de la conscription pour tout le monde et la déportation
de tous les étrangers.
Je ne voyais plus qu'une seule chose à faire. Je pris
le premier train pour Washington. J'allais essayer de
voir le président pour l'avertir avant qu'il ne soit trop
tard.
Pourtant, malgré ma renommée nationale de psychiatre,
je ne réussis guère à m'introduire dans
les hautes sphères gouvernementales. En fait, je vis le
sous-secrétaire d'un sous-secrétaire, mais quand
j'en vins au but de ma visite, il eut un rire de dédain.
- Willy
Pan un danger ? dit-il d'un air moqueur en
se frottant les mains nerveusement. Mais docteur Brown, vous
devez avoir perdu la raison. J'ai vu tous ses films. Ils sont
parfaitement inoffensifs.
Après quelques autres rebuffades de ce genre, je changeai
de tactique. Je téléphonai à la Maison-Blanche
et sollicitai un rendez-vous en expliquant que j'avais conçu
un système pour accroître la diffusion du célèbre
dessin animé.
Cette fois je n'attendis pas. Une heure plus tard je
me trouvais en présence du grand homme lui-même.
Il était joyeux et souriant, mais je remarquai pourtant
que son visage était parcouru de tics, signe d'une extrême
nervosité.
-Eh
bien, docteur Brown, dit-il, radieux, j'ai souvent entendu parler
de vous et je suis ravi de faire votre connaissance. Il paraît
que vous êtes, vous aussi un fervent admirateur de Willy
Pan. Je suis heureux que notre
nouveau héros nationa1 vous plaise. Dites-moi, quel est
votre projet ?
- Monsieur le président, commençai-je avec hésitation,
je suis, comme vous le dites, bien disposé envers ce nouveau
divertissement, mais je crains que le peuple ne le prenne un
peu trop au sérieux. Le nombre de troubles nerveux parmi
mes malades a augmenté dans des proportions alarmantes...
- C'est
absurde, trancha-t-il, avec un regard méfiant.(Ses yeux avait cet aspect fixe
et vitreux qui ne trompait pas .) J'ai vu plus de films de Willy
Pan que qui que ce soit dans le pays, à part les ministres
et les membres du congrès, et pourtant, je ne me suis
jamais senti aussi bien.
-Voulez-vous dire que vous avez vu des films
qui ne sont pas présentés au public ?
Je commençais à comprendre.
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colonne 2 (suite de la colonne 1)
- Mais oui, le
Dr Jamieson, le créateur de Willy Pan a eu la gentillesse
de réaliser des dessins animés destinés
uniquement au divertissement des membres du gouvernement. Nous
trouvons que ces séances nous soulagent de nos soucis.
Ces films, traitent également, et fort habilement, de
nos problèmes à nous.
- Recommandaient-ils la nationalisation des services
publics ainsi que l'idée de la conscription universelle
? demandais-je candidement.
- Eh
bien, il est vrai qu'ils ont cristallisé quelque
peu nos idées, dit-il en riant. Bien sûr, nous savions
depuis longtemps qu'il fallait que les Etats-Unis subviennent
a leurs propres besoins et que nous devions obtenir de nouveaux
marchés pour nos excédents en Amérique du
Sud et ailleurs, mais... (Ils'interrompit
et me regarda troublé, comme s'il en avait trop dit :)
Mais
je ne sais pourquoi je discute des affaires d'Etat avec vous,
docteur Brown. J'avais cru comprendre que le but de votre visite
était de m'exposer un système destiné à
répandre la philosophie souriante de Willy Pan, mais je
crains que vous ne soyez pas de ses amis...
Je fis une suggestion idiote quant à la possibilité
de réduire les dessins animés en seize millimètres
pour les distribuer dans les foyers, puis, quand ses soupçons
semblèrent apaisés, je posai ma dernière
question :
- Willy a proposé de distribuer à tous les richesses
de la nation. Est-ce que cela fait partie du programme du Congrès
?
- Oh
! cela viendra plus tard, beaucoup plus tard,
pas avant que nous ayons consolidé notre position en tant
que première puissance mondiale, dit-il avec un sourire
et il m'accompagna jusqu'à la porte.
Je retournai à New York, fatigué et déprimé.
Une force sinistre oeuvrait à établir une dictature
cachée aux Etats-Unis. Maintenant, j'en avais la certitude.
Mais était-ce ce mystérieux Dr Jamieson, ou quelqu'un
qui se servait de lui ? Je ne le savais pas et je ne voyais aucune
façon de le découvrir. Il était clair que
le gouvernement s'était laissé prendre sans méfiance
au sortilège, car ses tactiques nationalistes des dernières
semaines étaient diamétralement opposées
à sa politique antérieure.
Les quotidiens du jour confirmèrent de nouveau mes pires
craintes.
L'Europe proteste contre
l'expansionnisme U.S. en Amérique du Sud. L'Angleterre
proteste contre la. déportation de ses citoyens. Des cuirassés
U.S. répriment une émeute au Brésil. L'hémisphère
occidental doit appartenir aux Etats-Unis, affirme le président.
Telles étaient
quelques-unes des manchettes.
Quand Mlle Hawkins arriva au bureau, je l'invitai à passer
dans le cabinet de consultation et sous prétexte de traiter
sa nervosité croissante, j'essayai tous les moyens que
je connaissais pour briser le charme hypnotique qui l'asservissait.
Après plusieurs heures, je renonçai. C'était
inutile. Les chocs électriques, les bruits assourdissants,
le raisonnement, et même une gifle en pleine figure ne
donnèrent aucun résultat. Ses réflexes pupillaires
demeuraient en suspens, ses autres réflexes étaient
endormis et chaque fois que je la laissais parler, elle revenait
immédiatement à Willy Pan.
Au désespoir, je la renvoyai et j'arpentai la pièce
jusqu'à midi. Si seulement quelqu'un avait échappé
à ce sortilège, quelqu'un à qui je pourrais
demander de l'aide...un ennemi du Dr Jamieson, un rival... Poussant
un cri de joie, je saisis mon chapeau et sortis précipitamment
du bureau, comme si le diable était à mes trousses.
Une demi-heure plus tard, je me trouvai dans les somptueux bureaux
de la Mammoth Compagnie de Dessins animés. L'endroit
était étrangement silencieux. Comme personne ne
se trouvait au guichet de réception, je partis hardiment
explorer le labyrinthe de bureaux abandonnés. Je trouvai
enfin celui marqué " directeur ".
- Entrez,
répondit une voix lasse lorsque j'eus frappé.
A l'intérieur se trouvait un personnage rubicond et moite
de transpiration. Il avait la mine d'un homme qui venait de s'arracher
les cheveux.
- Je m'appelle Brown. Je suis psychiatre et je suis venu vous
demander ce que vous savez de Willy Pan et de son créateur,
commençais-je sans autre préambule.
- Vous
venez sans doute pour essayer de me persuader d'assister à
une projection d'un de ces maudits films, hurla-t-il. Eh bien,
je vous le dis, je n'irai pas ! Compris ? Je peux faire un meilleur
dessin animé, une main attachée derrière
le dos, que cet imposteur de Jamieson. Oui, je sais que tous
les cinémas ont cessé de projeter mes films et
les ont remplacés par Willy Pan. Je sais que toute mon
équipe est partie travailler chez Jamieson. C'est moi
le pigeon, mais je ne lécherai jamais les bottes de ce
charlatan. C'est Félix Weinbrenner qui vous le dit.
- Vous n'avez vu aucun des films de Jamieson ? de-
mandai-je, le coeur battant.
- Bien
sûr que non. Croyez-vous que j'ai besoin de voler les idées
d'un minable qui est arrivé à Hollywood avec un
spectacle pseudo-médical et qui prétend avoir été
un grand praticien ? Balivernes !
- Allons, allons, dis-je pour le calmer. Ne vous énervez
pas. J'ai besoin de votre aide pour démasquer ce Jamieson.
J'expliquai
la situation telle que je la voyais, dans tous ses détails.
Quand j'eus terminé, le magnat du cinéma s'affala
dans son fauteuil et me dévisagea, les yeux exorbités.
- Ce
n'est pas possible. Ce n'est pas possible, marmonnait-il sans
arrêt. Et nous sommes les seules personnes à ne
pas être atteintes ? Eh bien, comment puis-je vous aider
? Donnez-moi l'occasion de prendre ma revanche sur cet escroc
qui a ruiné mon entreprise.
- Je veux que vous fassiez un faux dessin animé deWilly
Pan, répondis-je.
- Moi
? Félix Weinbrenner, m'abaisser à faire une copie
?
Il rebondit sur sa chaise comme un ballon.
- Vous en êtes donc incapable ?
- Incapable
? Je peux tout faire ! Mais... mais ça me prendra plusieurs
semaines. Il faut faire des milliers de dessins, vous savez,
et tous mes assistants m'ont abandonné.
II contempla les bureaux déserts.
- C'est une question de vie et de mort pour des millions de
personnes, insistai-je. Travaillez nuit et jour. Tuez-vous à
la tâche s'il le faut. Je vous aiderai autant que possible
et je vous expliquerai précisément ce qu'il me
faut.
- D'accord,
docteur Brown. Tout ce que vous voulez, du moment que je règle
son compte à Jamieson. Je vais commander des vieilles
bobines de Willy Pan au labo. Nous pourrons peut-être nous
servir de quelques passages pour gagner du temps.
Pendant une
quinzaine, nous avons travaillé d'arrache-pied sur le
faux Willy Pan avec lequel nous espérions détruire
l'oeuvre démoniaque en cours. Je n'en revenais pas de
la minutie qu'exigeait la fabrication d'un petit dessin animé.
Il y avait une série presque interminablede dessins en
couleur à faire, chacun si semblable au précédent
que seul un expert aurait pu voir la différence. Puis
il y avait le problème de la perspective ainsi que d'innombrables
autres difficultés techniques.
Je m'initiai assez bien, je ne sais trop comment, à ce
travail minutieux et quand nous eûmes besoin d'aide supplémentaire,
je réussis à mettre Mlle Hawkins à la tâche.
Je lui expliquai que nous avions été engagés
pour collaborer à la fabrication d'un film de Willy Pan,
et pour qu'elle ne puisse deviner ce qu'il en était vraiment,
je lui donnai des travaux sans rapport entre eux. Quand je le
pouvais, j'allais la chercher chez elle et la raccompagnais après
le travail pour qu'elle n'ait pas l'occasion de dévoiler
notre secret.
Enfin, la copie muette fut terminée. Elle n'était
pas parfaite, mais Weinbrenner avait fait des merveilles et il
m'assura que seul un spécialiste aurait pu voir que c'était
un faux.
La voix très particulière de Willy, avec ses accents
persuasifs, posait cependant un problème qui me semblait
insurmontable.
- Comment allez-vous résoudre cela ? demandai-je à
mon compagnon de conspiration. Où pouvez-vous trouver
une voix identique ?
- Pas
la peine, fit-il en souriant avec la suffisance de celui qui
en sait plus long. Je vais tout simplement prendre la voix des
vieilles bobines que nous avons : j'enregistre chaque mot séparément,
puis je les réarrange pour qu'ils suivent votre dialogue
et qu'ils accompagnent les mouvements des lèvres sur l'écran.
Ce sera difficile, mais pas impossible.
Nous travaillâmes toute la nuit à ce nouvel enregistrement
et le lendemain la tâche était terminée et
moi-même j'en étais satisfait. Un coup d'oeil à
la presse nous
fit comprendre qu'il était temps. Les journaux annonçaient
que le Congrès s'était mis en vacances après
avoir délégué tous ses pouvoirs au président
; que la population entière du pays se promenait en uniforme
kaki; que les flottes européennes convergeaient vers nos
côtes pour stopper l'expansion américaine et que
tout le pays avait été mis sur pied de guerre.
- Eh
bien, mon vieux, vous feriez bien d'emporter ce film à
Washington sur-le-champ,
s'écria Weinbrenner qui lisait par-dessus mon épaule.
Tout comme moi, il avait les cheveux en bataille et ses yeux
s'étaient creusés par manque de sommeil, mais son
moral était intact, ce qui redonnait confiance.
- Il faut d'abord que nous l'essayions, pour voir si ça
marche.
- Inutile.
Ce que j'entreprends réussit toujours. Et vous n'avez
pas une minute à perdre.
Obstiné, je refusai d'un signe de tête, puis, alors
que Mlle Hawkins apparaissait à la porte, je proposai
:
- Essayons donc sur elle.
- C'est
bon, répondit-il à contrecoeur, je fais passer
la bobine.
Je guidai la jeune fille qui ne se doutait de rien dans la salle
de projection exiguë et attendis que Weinbrenner fasse démarrer
le film. Les lumières s'éteignirent et le titre
jaillit sur l'écran, accompagné du thème
familier de la sonate Au Clair de Lune.
AMERICAN STUDIOS INC.
Présentent
WILLY PAN
dans
LE PELERIN
Copyright 1980
- Qu'il
est rigolo, gloussa l'infirmière quand Willy apparut sur l'écran
habillé d'une chasuble, un bâton de pèlerin
à la main.
- Chut, soufflai-je, regardez bien.
Au début du film, le petit satyre faisait des pitreries
dignes des meilleures séquences de Jamieson. Puis, tandis
que la baguette étincelait et tournoyait, que les ombres
se déployaient sur l'écran, je sentis de nouveau
la même torpeur me gagner. Ce ne fut qu'au prix d'un grand
effort que je résistai à l'envoûtement que
j'avais créé. Je me penchai vers Mlle Hawkins et
lui pinçai le bras. Elle continua à regarder droit
devant elle sans réagir à la douleur. Elle était
complètement hypnotisée. Jusqu'à présent,
tout se déroulait pour le mieux.
Tandis que Willy s'avançait vers nous, son visage grandit
et ses yeux énormes nous parurent tout proches. Puis leur
image s'effaça, permettant aux ombres de s'enchevêtrer
librement. Mais la voix somnolente emplissait toujours la pièce.
- Mes
amis, murmurait-elle, vous êtes endormis, mais vous m'entendez
quand même. Willy avait tort de vous endormir. Il se rend
compte maintenant qu'il vous a dit de faire des choses mauvaises.
Willy va changer tout cela. Willy vous dit maintenant de vous
réveiller et d'oublier tout ce qu'il a dit auparavant.
Willy veut que vous conduisiez vos propres vies, agissant de
votre mieux, sans son aide. Willy vous dit de vous réveiller
et d'oublier. Willy vous dit de vous réveiller. Willy
vous dit d'oublier...
La voix décrut progressivement tandis que la lumière
revenait dans la salle accompagnée des derniers accords
nostalgiques de la sonate Au Clair de Lune.
Je me tournai vers ma voisine en retenant ma respiration.
Mlle Hawkins se frottait les yeux, comme si elle émergeait
d'un profond sommeil. Enfin elle se tourna vers moi et me regarda.
Ses yeux s'agrandirent de stupéfaction.
- Mais,
docteur Brown ! s'écria-t-elle. Depuis quand êtes-vous
de retour ? Je croyais que vous étiez au Canada. Et où
donc sommes-nous ? C'est un cinéma ici ? Mais où
se trouve le public ? Est-ce que je viens de dormir ?
Elle bondit sur ses pieds, rougissante de confusion.
- Nous venons de voir un dessin animé de Willy Pan, expliquai-je.
- Willy
Pan ? dit-elle en fronçant les sourcils. Ah oui, c'est
ce nouveau film. Je me souviens maintenant. Je me suis rendue
au cinéma pour le voir. Mais ce n'était quand même
pas ici ?
Elle me regardait avec un air d'incompréhension charmante.
Aussi doucement que possible, je lui expliquai la situation et
lui racontai ce qui s'était passé au cours des
deux derniers mois. Tout d'abord, elle ne voulut pas me croire.
Elle n'avait aucun souvenir de toute cette période. Mais
elle n'était pas sotte et quand je demandai à Weinbrenner
de confirmer mon récit et qu'elle vit la date des journaux,
elle se rendit à l'évidence.
- Et
d'après vous, tout le monde aux Etats-Unis est
sous le charme ? dit-elle abasourdie. C'est affreux. Et
ces gros titres ! Une autre guerre qui s'annonce ! Que
pouvons-nous faire pour empêcher tout cela ?
Je lui parlai du film truqué qu'elle venait de voir et
de notre projet de le montrer à Washington.
- Je
vous accompagne, dit-elle fermement, un éclair
dans ses yeux bleus. Si nous ne sommes plus que trois
à être normaux dans le pays, il faut rester ensemble.
- Mais il y aura peut-être des problèmes, des
espions et...
- Ça
m'est égal. Je ne veux pas être abandonnée
dans cette ville avec tous ces somnambules toqués.
- C'est bon, répondis-je, préoccupé.
Prenez votre manteau et votre chapeau. Vous aussi, Weinbrenner.
Nous prenons le prochain avion.
Le Capitole avait énormément changé depuis
ma première visite. Une armée défilait le
long de Pennsylvania Avenue. Les avions survolaient la ville
dans un tracas assourdissant. Les crieurs de journaux annonçaient
les éditions spéciales sur la guerre. " L'Amérique
aux Américains " proclamaient des banderoles tendues
à travers les rues et partout on ne voyait que les uniformes
verts de la foule.
Je téléphonai à la Maison-Blanche, sollicitant
un rendez-vous.
- Je représente le Dr Jamieson, expliquai-je au sous-secrétaire
qui m'avait déjà reçu. J'ai un nouveau film
de Willy Pan spécialement réalisé pour le
président et son gouvernement.
- Parfait,
répondit-il, amenez-le tout de suite.
L'amabilité doucereuse de cette réponse m'inquiéta.
Tout était trop facile. Je lâchai le combiné,
saisis mon chapeau et me précipitai hors de ma chambre
d'hôtel en criant à Mlle Hawkins et Weinbrenner
de me suivre. Que j'avais été stupide ! J'aurais
tout de même pu avoir l'idée de me servir d'un téléphone
public d'où l'appel eût été plus difficile
à repérer.
Nous n'avions pas dépassé le hall d'entrée
que des hommes de la police secrète nous encerclèrent.
- Docteur
Mathew Brown, Félix Weinbrenner et Mary Hawkins, vous
êtes en état d'arrestation pour haute trahison.
Vous êtes accusés d'avoir contrefait un dessin animé
de Willy Pan, dit l'un d'eux en montrant son insigne. Nos hommes
vous surveillent depuis des semaines. Vous avez foncé,
tête baissée, dans le piège.
Je n'entrerai pas dans les détails de notre procès.
A quoi bon ? Les juges militaires aux regards fixes et vitreux
nous trouvèrent coupables selon les chefs d'accusation.
Le procureur réclama la peine de mort. Notre avocat plaida
la folie... C'était un bon avocat.
J'écris ceci dans ma cellule capitonnée à
Matteawan. J'entends Weinbrenner qui jure dans la pièce
à côté. Ses nerfs sont en train de craquer
sous la tension, le pauvre. Mary, cette brave petite Mary Hawkins,
se trouve dans la section des femmes. Je ne l'ai pas vue depuis
le procès.
Aujourd'hui, ils m'ont permis de lire les journaux pour la première
fois. La guerre a commencé et on se bat avec une férocité
horrible et inhumaine. Des milliers, des dizaines de milliers
de gens sont morts. Mon seul espoir est qu'une dépression
nerveuse de tout le peuple américain mette fin au carnage.
Parfois je me demande : Est-ce moi qui suis fou ?
Tout ceci n'est-il qu'une divagation de dément ? Mais
il ne faut pas que je pense à cela. Seuls, nous trois,
nous sommes sains d'esprit dans un monde de fous. Il faut que
nous tenions bon. Nous parviendrons à nous évader
et nous recommencerons.
- Weinbrenner ! Vous m'entendez, mon vieux ? Ne hurlez pas
comme ça.
- Mary...
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