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Je gagnais mieux ma vie à Paris qu'ailleurs. Gagner sa
vie, c'est important. La semaine de quarante heures, obtenue
grâce à l'union syndicale, avait rendu la condition
ouvrière plus supportable. Malgré les menaces de
guerre, l'alerte des mobilisations répétées,
Paris, depuis 1936, faisait plus d'enfants. Les ouvriers avaient
confiance dans l'avenir. Le monde ne serait pas toujours absurde.
La jeunesse des usines, plus belle qu'autrefois, plus intelligente,
plus vivante, se délivrait de la déchéance
physique de travail claustré, dans les jeux de plein ait,
le camping, grâce aux quarante heures. Malgré la
fatigue des fins de journées, l'usine me semblait appartenir
déjà à un monde neuf, à un monde
plus gai. L'usine un jour serait à nous. Nous ne travaillerons
plus pour la guerre. Je me sentais lié aux hommes qui
m'entouraient par une communauté d'espoirs. Ils étaient
sortis de leur indifférence, de leur passivité.
Comme jamais, je me sentais enfin avec des semblables, des ouvriers
devenus conscients. Il y a une tristesse
ouvrière dont on ne guérit que par la participation
politique. Moralement, j'étais d'accord avec ma
classe.
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TRAVAUX
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J'acceptais la vie, je voulais savoir même plusieurs fois
par nuit, que j'étais au monde. Je voulais aimer la réalité,
n'y pas couper. Il n'y a pas d'autre monde. Ma réalité,
c'était le travail. J'acceptais. Travailler pour la société
et non pas pour un parasite quelconque ça m'aurait plu.
En attendant, je ne voulais pas faire du travail une pénitence,
une malédiction. J'oublierais plutôt que je gagnais
peu et combien la société est mal faite. Le gars
pour lequel je travaillais, je préférais penser
qu'il mourrait comme moi, que si les hommes n'ont pas la fraternité
d'un but, l'humanisation de la société, ils en
ont une autre, celle de la mort, que l'homme avec tous ses faux
billets et ses actes notariés ne possède que sa
peau et ses sensations fugitives, du vide. Et le travail en fin
de compte, dans une durée raisonnable, ne m'était
pas désagréable. Celui qui avait dit : " Tu
gagneras ton pain à la sueur de ton front ",
n'avait pas tout dit. On pouvait relever le défi et faire
du travail une joie.
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Lyon.
Mon frère Lucien, réformé, était
revenu parmi nous. Un soir je le suivis à une réunion
à l'union dees syndicats où une poignée
de militants se rencontraient. Ils parlaient bien, ils étaient
cordiaux, sans mépris avec le gamin que j'étais.
Je compris le sens des grèves de 17, des mutineries de
Champagne et de la lutte qui se poursuivait en Russie. Les contremaîtres,
les petits patrons perdirent de leur prestige. En rencontrant
les militants syndicalistes, je crus aussi que rien n'empêche
un homme d'être un homme. La classe cessa de me paraître
une limite dans laquelle s'enfermer. Jamais des ouvriers n'avaient
fait sur moi aussi vive impression.
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