DE LA RUE A LA POLITIQUE
Par Michel Vakaloulis, Jean-Marie Vincent, Pierre Zarka, OMOS *

L'affaire des retraites est beaucoup plus qu'une affaire de durée des cotisations et de montant des pensions. Pour le patronat et les chiraquiens, c'est un enjeu majeur. Quand ils agitent le thème du retournement démographique dû à l'allongement de la vie, ce qu'ils veulent conjurer, c'est le spectre de retraites longues, aux activités diversifiées qui feraient ressortir avec prégnance et par contraste la pénibilité de la vie de travail placée sous le signe de sa flexibilité et de sa précarité. Des retraités à l'abri du besoin et capables d'utiliser leur temps à bon escient pourraient contaminer et donner des idées au monde du travail, en particulier cette mauvaise idée qu'on pourrait vivre autrement en travaillant autrement. Voilà ce qui est intolérable pour les partisans du capital ! Pour bannir ces dangers les puissants veulent à tout prix contrôler le temps des exploités et des opprimés, le temps du travail et le temps de vivre. La première étape dans cette lutte autour du temps de travail, c'était il y a quelques mois l'annulation des 35 heures. La bataille sur les retraites est la deuxième étape.

Indissociablement lié à ce problème du temps, il y a celui de la part des salaires dans le revenu national. Des retraites décentes, permettant de vivre à l'aise, c'est un salaire différé, accumulé par des cotisations. Admettre que ce salaire différé peut représenter une part croissante du revenu national, c'est toucher au dogme néolibéral qui veut que la part du capital soit constamment croissante dans le cadre de la mondialisation. En d'autres termes, les salariés doivent percevoir une part décroissante des richesses qu'ils produisent sur une échelle élargie et accepter, toujours dans la même logique, des conditions de travail dégradées (intensification, insécurisation, harcèlement moral). C'est pourquoi le mouvement social qui se développe avec tant de force est d'une si grande importance sociale et politique. Implicitement il remet en question des fondements essentiels du système capitaliste à partir de problèmes ponctuels.

Pour qu'il puisse durer et obtenir des résultats, il faut non seulement qu'il s'étende, mais aussi qu'il s'approfondisse en explicitant peu à peu les objectifs à rechercher. Les choses sont simples tant qu'il est question de refuser le plan gouvernemental et de rejeter les faux compromis signés par la CFDT et la FCE-CGC. Les choses deviennent plus compliquées lorsqu'il s'agit de formuler des solutions de rechange et de se projeter dans une véritable dynamique de changement social. Déjà, en 1995, il y avait un sentiment diffus qu'on ne pouvait laisser les choses en l'état. Aujourd'hui chez beaucoup d'acteurs se fait jour la conviction qu'il faut infliger des coups sévères au pouvoir chiraquien pour ouvrir des perspectives. Mais pour donner forme à de telles convictions il faut évidemment que le mouvement se donne des capacités de réflexion et de prise de distance par rapport à l'immédiat. Une telle réflexivité est en outre indispensable pour résister aux manuvres de l'adversaire, à ses tentatives de division et surtout à ses récits médiatiques qui transforment la réalité du mouvement en déstructurant le langage et les significations (" grogne ", " désordre ", " blocage ", etc.).

Pour développer de réelles capacités de réflexion, les acteurs doivent échanger leurs expériences, socialiser les connaissances acquises sur les moyens de lutte et sur le fonctionnement des rapports sociaux. Le mouvement doit en quelque sorte se faire espace public oppositionnel, indépendant des espaces publics dominés par les élites du pouvoir, favorisant ainsi des dispositions et des pratiques qui lui assurent de ne jamais perdre la maîtrise du cours des événements. Les débats en assemblées générales, la circulation des informations, les forums de discussions permanentes sont autant d'expériences qui peuvent contribuer à consolider les actions, à les structurer, à les rendre efficaces et à favoriser l'émergence de pratiques politiques nouvelles.

Cela n'est possible toutefois que si les organisations politiques qui se veulent au côté du mouvement social ne pèsent pas de façon négative sur sa politisation en essayant de le maintenir dans le cadre du jeu politique institutionnel. Les organisations qui veulent vraiment transformer la société doivent au contraire aider le mouvement à desserrer les contraintes qui pèsent sur lui, en lui apportant une aide matérielle, en poussant leurs militants à être les meilleurs défenseurs de l'autonomie des forces populaires. Elles ont besoin de faire la preuve qu'elles rompent dans les faits et non pas simplement dans les déclarations de principe avec la culture politique qui les a conduites à se considérer comme devant guider tout mouvement de masse. En effet, cette longue pratique conduit aujourd'hui à une telle méfiance à leur égard que la tentation de se passer du champ politique est réelle. Or, c'est précisément cette pratique assujettissant le mouvement social au politique qui avait déjà permis au PS, après 1968, puis après 1997, d'apparaître comme la meilleure solution dans un cadre délégataire.

Dans les circonstances présentes, après le désastre de la gauche plurielle, la clarification politique à gauche et à l'extrême gauche est une tâche urgente. En l'absence de perspective politique renouvelée, le congrès du PS à Dijon vient d'apporter son soutien au mouvement social, tout en éludant le bilan de ses cinq années passées au gouvernement et en affirmant sa volonté d'être le grand parti fédérateur de la gauche dans le cadre électoral tracé par les dernières lois chiraquiennes. Cela fait tomber une responsabilité accrue sur le PCF, les Verts, la LCR et les regroupements et appels nés du 21 avril. Ces organisations et mouvances n'ont pas à définir les orientations à suivre en lieu et place des grévistes. Elles peuvent en revanche aider à renforcer le mouvement social en contrant les campagnes gouvernementales et patronales, en popularisant les objectifs des acteurs mobilisés, en mettant en perspective les enjeux politiques de l'action collective. Elles peuvent aussi, à travers des actions unitaires fournissant des éléments de réponse aux interpellations des grévistes et contribuant à dégager des issues transformatrices, permettre au mouvement social d'être pleinement lui-même. Elles peuvent enfin se transformer à leur tour en se liant plus profondément au mouvement de masse, en s'efforçant de faire la politique autrement pour permettre le passage de la situation de dominés à celle de force politique collective.


Humanité, 28 mai 2003


*Animateurs de l'Observatoire des mouvements de la société, auteurs de Pour une politique d'émancipation. Vers un nouvel anticapitalisme, à paraître en septembre 2003 aux Éditions du Félin.

 

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Remarques :

Pierre Zarka : ancien directeur de l'humanité, membre PCF

Jean-Marie Vincent : ancien prof à Paris VIII, décédé le 06/04/2004 (à lire aussi)

Dénaturaliser la reproduction capitaliste

La rationalité du capitalisme, c'est l'assujettissement des hommes aux contraintes de l'accumulation du capital. Elle n'est donc pas la rationalité en soi, mais une rationalité qui cache mal l'irrationalité de ses fins (exploiter les hommes et la nature pour renforcer une objectivité sociale incontrôlée). C'est cette irrationalité qui constitue la principale faiblesse du capitalisme et peut rendre sa reproduction problématique.

Encore faut-il faire apparaître cette irrationalité et dénaturaliser le capitalisme en démontant son objectivité sociale. On aura beau montrer ses effets catastrophiques, les misères matérielles et morales qu'il entraîne, on n'aura atteint rien d'essentiel s'il conserve ses apparences de réalité naturelle indépassable. Pour le toucher au cur, il faut subvertir son ordre symbolique, l'imaginaire social qui alimente les abstractions réelles du capital et fétichise les choses sociales et les rapports sociaux.

Pour y parvenir, on ne peut évidemment se contenter de dénonciation, aussi virulentes soient-elles. Il faut en fait que la subversion de l'ordre symbolique du capital soit aussi un ébranlement du monde social vécu des groupes sociaux et des individus. La vision de la société, la vision que l'on a de soi-même et des autres, la vision que l'on a de l'objectivité doivent être radicalement transformées.

 



 

 

 

 

 

 

 

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